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I. L’eau

Les villages de la mort

Ci-dessus Une maison abandonnée dans le village à cancer de Sanjiang, dams la province de Zhejiang.

La Chine compte plus de 450 hameaux où les habitants tombent comme des mouches. Forcés de boire de l’eau polluée, ils développent des cancers des organes digestifs. Reportage.

Texte et photos: Julie Zaugg et Clément Bürge
Ci-dessus Le village de Wazi se trouve à une vingtaine de kilomètres de Huangmengying. Les champs sont remplis de petits monticules de terre en forme de cône. Ce sont des tombes.

Liu Yuzhi tient à peine debout. Pour marcher, cette petite dame frêle aux hanches déformées s’aide d’un bâton en bambou. Son visage émacié est couvert de tâches rouges. Elle n’a que 42 ans mais elle en paraît 30 de plus. «Il y a une di- zaine d’années, j’ai commencé à souffrir de douleurs diffuses sur tout le corps, raconte-t-elle de sa voix faible. L’hôpital m’a dia- gnostiqué un cancer des os.»

Son mari a dû renoncer à travailler sur les chantiers pour s’occu- per de son épouse. «Financièrement, c’est très dur», soupire-t-il en manipulant l’un des dizaines de boîtes de médicaments qui jonchent une table au milieu de leur modeste maison.

Liu Yuzhi vit à Huangmengying, un hameau rural situé sur un bras de la rivière Huai, l’un des cours d’eau les plus pollués de Chine, dans le Henan. Il s’agit de l’un des 459 villages à cancer que compte le pays. «Depuis 1992, plus de 140 habitants sont mortes d’un cancer ici, sur une population de 2800 personnes», raconte Huo Daishan, un militant écologiste qui se bat pour faire reconnaître ce problème. «Cette rue est surnommée l’allée des cancers, car chaque maisonnée compte au moins une vic- time», poursuit cet homme menu vêtu d’un béret à carreaux en arpentant une ruelle au coeur du village.

Il s’arrête devant une maison blanche ornée d’un toit de tuiles. A l’intérieur, Huang Jingfei*, une grand-mère de 45 ans, joue avec son petit-fils, âgé d’à peine un mois. «Je ne pensais pas vivre assez longtemps pour le connaître!», s’exclame-t-elle. Il y a une quinzaine d’années, elle a découvert qu’elle souffrait d’un cancer du colon.

Villages de la mort
A gauche Liu Yuzhi, une femme victime d’un cancer des os qui pose chez elle à Huang- mengying. Au centre Huang Jingfei, une femme victime d’un cancer de l’estomac qui pose chez elle à Huangmengying. A droite Wei Dongying, une militante du village de Wuli, un village à cancer.

«J’ai subi une douzaine de chimiothérapies et on m’a enlevé la majeure partie de mon intestin», relate-t-elle, en soulevant sa robe pour montrer le trou béant rose vif qu’elle a dans le ventre et qui lui sert à évacuer les matières fécales. «J’ai besoin d’une nouvelle opération, mais je n’ai pas assez d’argent», livre-t-elle en grimaçant de douleur.

Rivière rouge
Les victimes de Huangmengying sont tombées malades à cause de la pollution de la rivière Huai. «L’eau qu’ils boivent provient de puits alimentés par ce cours d’eau, détaille Huo Daishan. Ils mangent également les poissons pêchés dans cette rivière et les légumes cultivés dans la terre arrosée avec ses eaux.»

En Chine, près de 60% des nappes phréatiques, 30% des rivières et 19% des terres arables sont si polluées qu’elles sont considé- rées comme dangereuses pour l’humain. Résultat, un Chinois sur sept – soit 190 millions de personnes – est contraint de boire de l’eau contaminée. Celle-ci contient de l’ammoniac, du chrome, du nitrate, de l’azote, du phosphore, du fluorure ou de l’arsénique. Les sols sont imprégnés de cadmium, de plomb, de mercure et d’hexachlorobenzène.

Le fleuve jaune, le Yangtzé, la rivière des Perles et la rivière Huai font partie des cours d’eau les plus pollués du pays. Ils sont bor- dés par une multitude d’usines de papier, de cuir, de pesticides, de peinture et de produits chimiques. «Celles-ci déchargent souvent leurs eaux usagées directement dans les rivières», note Huo Daishan.

Il a vu l’eau de la rivière Huai prendre une teinte rouge sang ou noir et se couvrir de mousse nauséabonde à plusieurs reprises. Il y a quelques années, durant un épisode particulièrement toxique, six paysans sont morts en voulant prélever de l’eau dans la rivière pour arroser leurs cultures. «Avant, il y avait de nom- breux poissons dans la rivière Huai et des singes le long de ses berges, mais ils ont tous disparu», glisse le militant.

Diaporama Des détritus dans l’eau proche du village de Wazi. L’eau grisâtre est remplie de déchets. Des emballages en plastique, des vieilles pantoufles, des cahiers usagers et des habits déchiquetés

Eaux cancérigènes
A cette pollution industrielle s’ajoutent les pesticides et les fertilisants qui s’infiltrent dans les rivières et les lacs depuis les champs qui les bordent, ainsi que le purin provenant des éle- vages de porcs ou de poulets situés sur leurs berges. «Chaque été, le lac Taihu se couvre d’une couche d’algues bleu-vertes, composées de cyanobactéries, en raison de la présence de ces nutriments dans l’eau», indique Andreas Holbach, un biologiste allemand qui étudie ce lac, l’un des plus pollués de Chine.

Une partie des toxines contenues dans les eaux de Chine sont cancérigènes. Lorsqu’elles sont bues, elles provoquent des cancers des organes digestifs (œsophage, colon, estomac, foie, gorge). «Ces substances polluantes s’immiscent aussi dans la chaîne alimentaire», précise Andreas Holbach. Les poissons et les crabes pêchés en Chine présentent régulièrement des traces de polychlorobiphényles (PCB) et de dioxine. Une partie du riz est contaminé à l’arsénique.

Sur les bords de la rivière Huai, une étude effectuée en 2013 par le Centre chinois pour le contrôle des maladies, un organe du ministère de la santé, a confirmé le lien entre la pollution de l’eau et les cancers. Leur taux est 50% plus élevé que dans le reste du pays, ont conclu les chercheurs.

Villages de la mort
Ci-dessus Une des dernières maison dans le village à cancer de Sanjiang, dams la pro- vince de Zhejiang.

Des tombes à perte de vue
Le village de Wazi se trouve à une vingtaine de kilomètres de Huangmengying. Pour y accéder, il faut emprunter une route de terre qui serpente entre les champs de colza. Elle est bordée par un autre bras de la rivière Huai. L’eau grisâtre est remplie de déchets. Des emballages en plastique, des vieilles pantoufles, des cahiers usagers et des habits déchiquetés.

«Nous avons demandé aux autorités locales de venir chercher nos déchets mais ils disent que cela leur coûte trop cher, alors nous n’avons pas d’autre choix que de tout jeter dans la rivière», soupire Li Shi Xuan, un vieillard croisé au bord de l’eau.

Il nous emmène aux abords du village. Les champs sont rem- plis de petits monticules de terre en forme de cône. Ce sont des tombes. «Environ 60 personnes sont mortes d’un cancer dans ce village, qui ne compte que 300 habitants», raconte-t-il. «Cette tombe appartient à un couple qui décédé d’un cancer de l’es- tomac après avoir mangé du blé arrosé avec l’eau de la rivière, dit-il en pointant du doigt un monticule. Cette autre abrite une femme et sa belle-fille. La première a eu un cancer du cerveau; la seconde une leucémie.

Villages de la mort

Les villageois qui restent sont hantés par les morts. Chun Xiu Lan, une petite dame frêle de 85 ans, a perdu toute sa famille. «Mon mari est décédé d’un cancer de l’oesophage et mon fils d’un cancer du foie, confie-t-elle en montrant un petit autel surmonté de deux photos en noir et blanc. «Je suis toute seule maintenant, poursuit-elle. Parfois, quand je pense à tout ce que j’ai perdu, je pleure toute la nuit.» Elle se remémore la maladie de son fils. «Son ventre était gonflé comme un ballon et sa peau était couverte de furoncles. Il est mort à 47 ans, un an après avoir été diagnostiqué.»

Erin Brockovich chinoise
Face à ce désastre environnemental, une poignée de gens ont choisi de résister. Wei Dongying, un petit morceau de femme à la voix rauque et aux cheveux courts, a été surnommée la Erin Brockovich de Chine. Elle vit dans le village de Wuli, à quelques centaines de mètres de la rivière Qiantang, un cours d’eau qui traverse la province du Zhejiang, au sud de Shanghai. Il est bor- dé par 300 usines de textile, qui produisent des vêtements pour les grandes marques occidentales. Celles-ci y déversent leurs eaux usagées, contenant des restes de teinture, des phtalates et des nonylphénols polyéthoxylés (NPE), selon Greenpeace qui a testé l’eau du Qiantang et y a trouvé pas moins d’une douzaine de produits toxiques.

Wei Dongying a commencé à documenter les décès de ses voi- sins dus à la pollution au début des années 90 et ne s’est plus jamais arrêtée. «Plus de 60 personnes sont décédées d’un cancer ici entre 1992 et 2004, dit cette pêcheuse de 47 ans en se prome- nant entre les usines construites juste derrière sa maison. Après, le gouvernement a cessé de publier ces données. Mais rien que l’an dernier, 5 à 6 villageois sont morts d’un cancer.» L’air est saturé d’une odeur de détergents et de produits chimiques. Un plumet de fumée rose sort de l’une des usines.

Villages de la mort
Ci-dessus Wei Dongying, une militante du village de Wuli, un village à cancer.

Elle a récolté des dizaines d’échantillons d’eau polluée dans la rivière. Elle sort une gros paquets de photos: on y voit de l’eau noire bouillonnante sortir d’un tuyau relié à une usine, de la mousse blanche qui se déverse dans le fleuve et un canal rempli d’eau orange, de la couleur du Merfen. La dernière date de mars 2017. «Aujourd’hui, les usines font plus attention à ne pas pol- luer de jour mais quand je pêche durant la nuit, je les vois dé- charger leurs eaux usagées dans la rivière», relate-t-elle.

Elle a réalisé un enregistrement avec un ouvrier de l’une des usines, en juin 2015. On l’entend raconter que son employeur a deux tuyaux, l’un destiné à l’eau retraitée et l’autre à l’eau pol- luée. «Lorsque les inspecteurs du département de l’environne- ment viennent, nous leur montrons le tuyau propre, mais le reste du temps nous utilisons le tuyau sale», dit-il sur la bande.

Dizaines d’arrestations
Cet activisme a valu bien des ennuis à Wei Dongying. Son télé- phone est sous écoute et elle a été arrêtée des dizaines de fois. En décembre 2016, elle a passé dix jours derrière les barreaux pour avoir déposé une plainte contre une usine de poudre à les- sive qui déversait ses eaux sales dans la rivière.

Le soir de notre visite, la police lui a rendu visite et l’a interro- gée durant plusieurs heures. «Le gouvernement ne pense qu’à la croissance économique et pendant ce temps, nous les citoyens ordinaires en subissons les conséquences», lâche-t-elle en regar- dant le long ruban gris du Qiantiang, qui se noie dans le smog.